ETHIQUE ET JUSTICE CHEZ EMMANUEL LÉVINAS
Abstract
La justice ne demeure justice, écrit E. Lévinas, que dans une société où il n’y a pas de distinction entre proches et lointains, mais oil demeure aussi l’impossibilité de passer à côté du plus proche». Se trouvent ainsi explicüement posées, par E. Lévinas luimême, les conditions sociales d’une éthique dont trop de commentateurs ne retiennent
que la notion de visage. Cet article se propose d’établir la place incontournable du tiers, c’est-à-dire de la société, dans la pensée lévinassienne. Pour ce faire, it défrnit ce que le philosophe entend par altérité et socialité. Il expose les liens qui unissent indissolublement éthique et justice, deux concepts qui n’en demeurerú pas moins
distincts dans la phitosophie lévinassierrne.
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References
Dominique BOURG, L 'homme-artifice . Le sens de la technique Paris, Éd. Gallimard, coll. "Ledébat", 1996, p. 178. "Il n'y a pas lieu, note l’ auteur, d’opposer en général l’humanité et la technique iI n’y a pas en effet d’humanité sans objets techniques, sans un environnement technique permanent, Ni l’humanité ni la technique n’existent en elles-mêmes" (p. 10).
"Le XXe siècle a été le plus criminel de 1’histoire de l’humanité, un siêcle qui devrait nous guérir définitivement des illusions du progrès". Alain FINKIELKRAUT, entrevue au Devoir , 21 avril 1999, A8, D’ailleurs, aujourd’hui, le thème "à la mode» n’est plus celui du progrès, mais celui de la communication.
Ignacio RAMONET, Géopolltrque du chaos. Paris, Galilée, 1997, P. 9-10.
À titre d’exemple, entre plusieurs, le livre de Michel CHOSSUDOVSKY, La mondialisation de la pauvreté . La conséquence des réjormes du FMI et de la banque mondiale. Montréal. Les Éditions Écosociété, 1998.
Pour employer le mot d’ Albert Jacquard.
La situation n’a guère changé depuis cinquante ans. À preuve ce diagnostic posé en 1944 et toujours actuel: "L’accroissement de la productivité économique qui, d’une part, crée les conditions d’un monde meilleur, procure d’autre part à l’appareil technique et aux groupes sociaux qui en disposent une supériorité immense
sur le reste de la population. L’individu est réduit à zéro par rapport aux puissances économiques. En même temps, celles-ci portent la domination de la société sur la nature à un niveau jamais connu, Tandis que l’individu disparait devant l’appareil qu’il sert, il est pris en charge mieux que jamais par cet appareil même. Au stade de l’injustice, l’impuissance et la malléabilité des masses çroit en même temps que les quantités de biens qui leur sont assignés. L’élévation du niveau de vie des classes inférieures, considérable sur le plan matériel et insignifiante sur le plan social, se reflête dans ce qu’on appelle hypocritement la diffusion de l’esprit. Mais 1’esprit ne peut survivre lorsqu’il est défini comme un bien culturel et distribué à des fins de consommation. La marée de 1’information précise et d’amusements domestiqués, rend les hommes plus ingénieux en même temps qu’elle les abêtit" Max HORKHEIMER et Theodor W. ADORNO, La dialectique de la raison, Paris, GaIlimard, coll. "Tel", 1944, p. 17.
Emmanuel LÉVINAS, Autrement qu 'être ou au-delà de l'essence La Haye, M. Nijhoff, (1974) 1978, p. 233. Nous utiliserons
désormais le sigle AE en référence à cet ouvrage.
Emmanuel LÉVINAS, Totatité ef infini, Essai sur I'intériorité La Haye, M. Nijhoff, 1961, p. 88. Nous utiliserons désormais le
sigle TI en reference à cet ouvrage.
Voir Tl, 232-257. Voir également dans AE les pages 113-118, particulièrement belles, sur la relation érotique et la signification de la caresse.
Guy PETITDEMANGE, "La notion paradoxale d’histoire», dans Emmanuel Lévinas et I'histoire, N, Frogneux et F. Mies (éds), Paris/Namur, Presses Universitaires de Namur/Cerf, 1998, p. 26-27
Voir AE, 94.
Emmanuel LÉVINAS, Difficile Liberté. Essaís sur le judaisme , Paris, Albin Michel, (1963) 1976, p. 87. Nous utiliserons
désormais le sigle DL.
"rien ne se soustrait au contrôle de la responsabilité de l’un pour l’autre" (AE, 203).
"L’être qui s’exprime s’impose, mais précisément en en appelant à moi de sa misère et de sa nudité - de sa faim - sans que je puisse être sourd à son appel. De sorte que, dans l’expression, l’être qui s’impose ne limite pas mais promeut ma liberté, en suscitant ma bonté" (TI, 175).
"Le moi que dans lajouissance nous avons vu surgir comme être séparé ayant à part, en soi, le centre autour duquel son existence gravite - se confirme dans sa singularité en se vidant de cette gravitation, qui n’en finit pas de se vider et qui se confirme, précisément, dans cet incessant effort de se vider. On appelle cela bonté. La possibilité d’un point de l’univers où un tel débordement de la responsabilité se produit, définit, peut-être en fin de compte le moi" (TI, 222).
Tl 225.
Lévinas ne présente pas lasubstitution comme une "vertu virile" (TI, 284) à cultiver pour elle-même, ’'L’exaltation du sacrifiçe pour le sacrifice, de la foi pour la foi, de l’énergie pour l’énergie, de la fidélité pour la fidélité, de l’ardeur pour la chaleur qu’elle procure, l’appel à l’acte gratuit, c’est-à-dire héroíque : voilà l’origine permanente de l’hitlérisme" (DL, 197) que dénonce Lévinas. La signification de la substitution n’existe qu’en regard du pour autrui.
Pour une analyse des thêmes de I’Illéité et de la création dans la pensée iévinassienne, voir notre ouvrage Emmanuel Lévinas. Altérité et responsabilité. Guide de lecture. Paris, Éd, du Cerf, 1996, ch, IV.
"La notion de création n’est pas introduite ici comme concept ontologique dans une remontée à la cause première de l’être à partir d’une donnée, ni dans une remontée, à l’origine du temps [ ...]. La création n’est pas pensée ici comme l’affirmation d’une thèse [...]. La "créaturialité" du sujet ne peut pas se faire représentation de la création, Elle est "pour le Moi», prétendument incréé, son expulsion en SDi dans la passivité d’ une responsabilité débordant la liberté" E. LÉVINAS. L 'humarrisme de I'autre homme , Montpellier, Fata Morgana, 1972, p. 108 n. 17. Dans le même sens, Derrida commente : "La création n’est création que de l’autre, elle ne se peut que comme paternité et les rapports du phc au fils échappent à toutes les catégories de la logique, de l’ontologie et de la phénoménologie dans lesquelles l’absolu de l’autre est nécessairement le même". Jacques DERRIDA, E ’écrrture et la différence . Paris. Éd. du Seuil, coII. '’Point" nc’
, 1967, P.127
Comme le fait remarquer D. Bourg dans son ouvrage L ' Homme-artifice , l’individu ne peut isolément réaliser l’idée d’humanité. Les relations inter individuelles doivent être considérées comme premiêres . "L’espêce humaine, écrit-iI, est en ce sens la seule authentiquement sociale’' (op. clt,, p,168).
Voir Jean-François REY, Lévinas. Ze Passeur de justice, Paris, Éd. Michalon, coII. "le bien commun", 1997. "Toutefois, à la
différence de Platon, Lévinas évoque toujours le politique avec beaucoup de précautions et sans jamais emprunter les voies de la philosophie politique, encore moins celles de la philosophie du droit. En quels termes alors peut-iI parler de justice ? "Qu’ai-je à faire avec justice ?" se demande Lévinas. Comment juger ? Au double sens du terme : porter un jugement et rendre justice. Juger, c’est faire passer Ia justice" p. 19-20.
"La vie vivante, la vie naturelle commence peut-être dans la naíveté et dans les dégoüts s’acçordant à l’éthique, elle finit par des complaisances dans la débauche sans amour et la rapine érigée en condition sociale, dans l’exploitation. La vie humaine commence là oü cette vitalité, en apparence innocente, mais virtuellement destructrice, est maTtrisée par des interdits". E LÉVINAS, "Leçon talmudique. Sur la justice", dans L’HERNE, Emmanuel Lévinas, Paris, Éd. de l’Herne. 1991, p. 126
Emmanuel LÉVINAS, Noms Propres, Montpellier, Fata Morgana, 1975, p. 9.
Comme le fait remarquer O. Mongin, Lévinas ne propose pas de philosophie politique. "SI la politique de Lévinas est difficile à cerner, omniprésente mais incertaine sinon contradictoire, c’est qu’elle participe de la "refonte" du discours à laquelle invite cette pensée. [ . . . ] Les uns réfléçhissent sur la démocratie; Lévinas repart de la guerre, des crimes, de la violence pour observer de plus loin la politique". O. MONGIN, "Comment juger ?", dans Emmanuel Lévinas, Lagrasse, Éd. Verdier, coll. ’'Les Cahiers de la Nuit surveillée", 1984, p. 285.
Guy PETITDEMANGE, op. cit . p. 24.
"Je ne suis pas un Superman, je ne peux pas fondre sur tous les endroits de la misère humaine. [,,,] nous ne pouvons pas agir simultanément sur tous les lieux de la Terre". Alain FINKIELKRAUT. loc. cit. . A8.
Par cette expression, Lévinas désigne le face à face du Moi avec le "visage" .
"Être responsable pour le prochain, être gardien d’autrui - contrairement à la vision caínesque du monde - définit la
fraternité. C’est au tribunal - qui raisonne et qui pèse - que l’amour du prochain serait possible. Outrance dont le sens est
visible : aucune indulgence n’est gratuite. Elle est toujours payée par quelque innocent à son insu. Elle n’est permise au juge que si, personnellement, il en assume les frais. Mais il appartient au juge terrestre, à l’homme, au frère du coupable de restituer le prochain à la fraternité humaine. Être responsable de son frère jusqu’à être responsable de sa liberté". E, LÉVINAS, "Leçon talmudique. Sur la justice", loc. cit . p. 124.
"Le mot "justice" est en effet beaucoup plus à saplace là où il faut non pas ma "subordination" à autrui, mais "l’équité". S’iI faut l’équité, iI faut la comparaison et l’égalité : l’égalité entre ce qui ne se compare pas. Et par conséquent le mot "justice" s’applique beaucoup plus à la relation avec le tiers qu’à la relation avec autrui. Mais en réalité la relation avec autrui n’est jamais uniquement la relation avec autrui : d’ores et déjà dans autrui le tiers est représenté ; dans l’apparition même d’autrui me regarde letiers. Et celarend tout de même le rapport entre la responsabilité à l’égard d’autrui et lajustice extrêmement étroit». E. LÉVINAS, De Dieu qui vient à I'idée, Paris, Vrin, 1982, p. 132-133.
Jean-François REY, op. cit. , p. 39.
"Chalom, paix et bénédiction, en hébreu et qui au Psaurne 120, 7 résonne comme une façon pour l’homme de se nommer : «Moi Paix.. . " ". E. LÉVINAS, Hor s sujet , Montpellier, Fata Morgana, 1987, p.187, n.2
Emmanuel LÉVINAS, "Socialité et argent», dans Les Cahiers de l’Herne, loc. cit. p. 135. Et Lévinas d’ajouter : «Dans l’argent ne peut jamais s’oublier cetteproximité interhumaine, transcendance et soçialité qui déjà la traverse, d’unique à unique, d’étranger à étranger, la transac IIon dont tout argent procède, que tout argent ran i me "
"Le côté matériel de l’homme, dit Lévinas, la vie matérielle m’importent en autrui, prennent en autrui pour moi une
signifiçation élevée, concernent ma «sainteté» [...]. Il y a de la sainteté, certes, à se préoççuper de quelqu’un d’autre avant de s’occuper de soi, de veiller à quelqu’un d’autre, de répondre de quelqu’un d’autre avant de répondre de soi. L’humain, c’est cette possibilité de sainteté" ( F. Poirié, Emmanuel Lévinas, Qui êtes-vous? , Lyon, La Manufacture, 1987, p. 99 et 102).
C’est le titre d’un ouvrage de Catherine Chalier consacré à Lévinas.
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